La dernière fois nous avions tenté d’expliquer comment Socrate envisageait le problème de la mort, aujourd’hui voyons comment le stoïcisme, cet autre grand système philosophique antique, abordait ce même sujet.
Les premiers stoïciens, c’est d’eux nous parlons dans cet article, possédaient une vision intéressante qui se découpe en deux pans distincts.
Nous allons évoquer :
- leur thème de l’apathie ou de l’impassibilité
- leur vision de l’âme (surtout pour les premiers stoïciens)
- l’importance donnée à la préparation et l’anticipation de la mort
- la mise en pratique concrète du stoïcisme
1ère façon d’appréhender la mort par les stoïciens
⇒ L’apathie
L’homme doit être indifférent psychologiquement quand il pense à la mort, et plus il parvient à se sentir indifférent, plus il se rapproche de la sagesse. Le terme utilisé pour expliquer cet effort est le terme d’apathie. Il s’agit d’une arme psychologique, une indifférence royale, qui nous rendrait insensible face à l’idée de la mort mais qui a l’inconvénient d’handicaper un peu l’être humain dans sa vie quotidienne : plus on devient indifférent face à ce qui nous arrive, moins on profite de la vie et moins on s’ouvre aux autres. C’est le problème. Un stoïcien parviendra, par cette mentalité, à supporter l’idée de la mort et tous les malheurs de la vie, mais il se privera aussi de tous les petits bonheurs qui agrémentent la vie.
Deuxième inconvénient : devenir le plus impassible possible demande à l’être humain de dépasser son statut d’humain, ce qui n’est pas permis à tout le monde. Certains détracteurs de cette philosophie l’appellent « la psychologie de la résignation« .
Personnellement, cette façon de penser me rappelle le bouddhisme que nous évions évoqué dans cet article et qui pousse à se détacher du monde matériel. Sachant qu’à un malheur succède inévitablement un bonheur, pourquoi prendre la peine de s’attacher à ce qui nous arrive ?
Quelques siècles plus tard, Epictète (60-117) transformera cette apathie en une paix intérieure. Se rebeller contre ce qui doit arriver n’attire, selon lui, que des ennuis et de la douleur. Lui aussi affirme que la peur de mourir est plus éprouvante que la mort elle-même. La vie est courte mais elle est comme une fête permise par un être supérieure : il faut en profiter. Marc-Aurèle citera souvent cette phrase d’Epictète :
« Tu n’es qu’une petite âme portant un cadavre. » (Marc-Aurèle, Méditations)
2ère façon d’appréhender la mort par les stoïciens
⇒ L’âme
Les stoïciens ont une deuxième arme face à la mort, c’est leur vision panthéiste du monde connue sous le nom d' »éternel retour ». Selon cette doctrine, tout se répète, l’histoire se répète, ainsi que les individus qui réapparaissent inévitablement sur Terre au bout d’un certain temps. Les situations qu’ils vivent sont identiques. Les âmes des êtres humains renaissent sous l’apparence d’un nouveau corps, lui aussi identique à leur précédent corps.
On remarque que le thème de l’immortalité de l’âme, développée par Platon, est ici présente.
Sénèque : obsédé par la mort ?
Sénèque (4 avant notre ère, 65 après notre ère) a parfois été critiqué pour accorder trop d’importance aux préparatifs de la mort. Une de ses phrases célèbres reste, en latin :
« Tu autem mortem ut nunquam times semper cogitat » (Ad Luc, lettre n° 30)
autrement dit :
« Il faut penser constamment à la mort ».
Selon lui, il ne faut pas toujours chercher à retenir la vie car l’important est avant tout de vivre bien. Mourir, pour lui, se prépare longtemps à l’avance. Il renvoie à l’Apologie de Socrate :
« Quant à la mort, comment la percevoir ? Comme une fin ou un passage? Des deux côtés je ne crains rien. Finir, ne point avoir commencé, c’est le même état. Passer ? Nulle part, je ne me sentirai à l’étroit autant qu’ici » (Hadas, 65ème lettre à Luc).
Relativiser la mort aide beaucoup : après tout, finir de vivre n’est-il pas la même chose que ne jamais voir vécu ? Il s’en est falllu de peu, quand on y pense, pour que jamais nous ne soyons venu à la vie…
La mort de Sénèque est tout aussi impressionnate que celle de Socrate : après une grande carrière politique, il fut suspecté par Néron d’avoir comploté contre lui. Néron lui ordonna de se suicider, ce que Sénèque fit sans aucune hésitation, mettant en pratique ses préceptes philosophiques. Son épouse le supplia d’accepter qu’elle se joigne à lui dans la mort, ce qu’il finit par lui accorder : ils s’ouvrirent tous les deux les veines en même temps.
Préceptes du stoïcisme
Le stoïcisme est une école de philosophie hellénistique fondée par Zénon de Citium à Athènes au début du IIIe siècle avant notre ère. Cette école a été fortement influencée par les enseignements de Socrate et du philosophe Héraclite.
Le stoïcisme s’apparente à l’éthique personnelle d’un homme guidé par sa logique et sa compréhension du monde naturel. En tant qu’êtres sociaux, les hommes trouvent le bonheur en acceptant leur vie éphémère telle qu’elle se présente, en ne permettant pas d’être contrôlé ni par le désir ni par la douleur.
Le stoïcisme rappelle à quel point le monde peut être imprévisible et met en avant la logique et l’application pratique de sa doctrine :
1/ Le contrôle que nous avons sur les événements
Le stoïcisme cherche à séparer les événements quotidiens en deux parties :
- D’une part les événements que l’on peut contrôler et qui sont liés à nos choix ou nos influences
- D’autre part les événements qui ne sont pas contrôlables par nous
Une tempête météo, par exemple : on ne peut rien y faire, même si elle retarde un vol Paris/New-York que nous devions prendre. Il ne sert à rien de maudire qui que ce soit dans ces conditions.
Il vaut mieux passer notre énergie et notre temps à agir sur ce dont nous avons une influence.
Dans chaque situation difficile que nous vivons, cette idée doit nous soulager. Si cette situation est indépendante de notre volonté, il ne sert à rien de râler ou de pester. Si cette situation peut être modifiée par nos actions, vous la verrez sous un jour plus favorable et vous aurez un net avantage vis-à-vis des personnes qui n’en ont pas conscience.
2/ Anticiper le malheur et le besoin
Sénèque proposait de consacrer certaines périodes de chaque mois à la pauvreté, pour se rappeler la sensation du besoin. Il recommandait de s’alimenter faiblement durant ces jours d’abstinence, de porter ses vêtements les plus sales et moches, d’éviter le confort de son lit, bref de se mettre dans le besoin. Le but est de ne plus redouter ce qui peut arriver un jour. En anticipant le malheur, vous ne donnez plus au hasard de la vie la possibilité de vous atteindre.
Se familiariser avec les pires scénarios possibles de la vie : voilà une solution pour ne plus avoir peur de ce qui va se passer. Pour pratiquer régulièrement ce que l’on craint, nous pouvons soit imaginer le pire et le simuler dans notre esprit, soit le pratiquer concrètement en se plaçant dans cette situation.
3/ Votre perception des choses se contrôle
Marc-Aurèle a bien résumé ce concept :
« Choisissez de ne pas être blessé et vous ne vous sentirez pas blessé. Ne vous sentez pas blessé et vous ne l’aurez jamais été. »
Pour parvenir à relativiser de la sorte ce qui vous arrive, un entraînement est nécessaire pour le stoïcien. Concrètement, face à la méchanceté d’autrui, le stoïcisme vous apprend la patience ou la compréhension. La mort d’un proche vous oblige à devenir plus fort. Comme le dit Marc-Aurèle :
« Ce qui fait obstacle devient la voie. »
Un stoïcien tente de transformer chaque obstacle en une opportunité pour avancer et se renforcer. Le bien et le mal n’existent pas : il n’y a que perception des choses. Et cette perception, vous pouvez la contrôler !
4/ Nous sommes tous éphémères
« Alexandre le Grand et son muletier sont morts tous les deux, et de la même chose ! »
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Voilà ce que Marc-Aurèle se plaisait à nous rappeler. Prônant l’équilibre, il posait la question de savoir où sont maintenant tous les grands penseurs, les grands tyrans, les plus célèbres et les plus ignorants, tous ceux qui à un moment donné de l’histoire se sont insurgés contre quelque chose ou offusqués de ce qui leur arrivait. Où sont-ils aujourd’hui ? Tous au même endroit : dans la mort.
Dans ces conditions, dépasser ses «passions», ses émotions et ses désirs, malsains et excessifs, apparaît comme la vraie solution.
Un bon exercice pratique stoïcien consiste à se sentir petit, tout petit dans le monde et vis-à-vis de la nature. Se rappeler combien toute chose est éphémère, y compris nos petits malheurs. Ils ne représentent rien vis-à-vis de l’Histoire. Tout ce qui compte pour un stoïcien, c’est agir de façon vertueuse dans l’instant.
5/ Prendre de la hauteur
Platon et Marc-Aurèle nous invitent à prendre du recul dans notre vie quotidienne, effectuer un zoom arrière et voir la vie du point le plus élevé que nous puissions adopter. Cet exercice a pour but de nous montrer tout petit, modifiant nos jugements de valeur sur le luxe, le pouvoir, la guerre… et les soucis de la vie qui deviennent ridicules au fur et à mesure que nous nous élevons.
Une fois cet exercice assimilé, le jeu consiste à visualiser l’humanité toute entière et développer une conscience globale instantanée. La finalité est de prendre du recul par rapport à nos préoccupations et de prendre conscience de nos devoirs envers les autres, dans une sorte d’interdépendance.
6/ Memento Mori
« Préparons notre esprit comme si nous arrivions à la fin de notre vie. Ne reportons pas ce travail au lendemain. (…) Celui qui peaufine quotidiennement sa vie n’est jamais à court de temps. » (Sénèque, Memento Mori, Souviens-toi que tu vas mourir)
Cette réflexion sur la mortalité qui remonte à Socrate nous incite à nous imaginer que nous pourrions quitter la vie à chaque instant. L’exercice consiste à laisser cette pensée déterminer nos actions quotidiennes, jusqu’à atteindre une vie vertueuse de tous les instants.
Pour le stoïcisme, méditer sur sa propre mortalité n’est pas déprimant. Au contraire, les stoïciens trouvent cette pensée vivifiante. Sénèque écrivait qu’il est fort possible que nous ne nous réveillions pas demain matin. Epictète enseignait à ses étudiants de « garder la mort à l’esprit chaque jour, avec tout ce qui semble terrible dans cette idée ». Cette pensée est censée nous empêcher de ressentir des passions et des désirs excessifs.
7/ Rédiger un journal
Epictète, Marc-Aurèle et Sénèque avaient un point commun : ils tenaient tous les trois un journal.
→ Epictète exhortait ses étudiants à rédiger leurs pensées philosophiques chaque jour dans un journal. Cette écriture était censée les exercer.
→ Sénèque écrivait le soir, lorsque sa femme s’était endormie ; il affirmait que ce moment de calme lui permettait de revenir sur sa journée et d’en faire le point. Il avait remarqué qu’après cet auto-examen, son sommeil n’en était que plus doux.
→ Quant à Marc-Aurèle, il suffit de lire ses écrits pour être convaincu que son écriture était destinée à la base pour lui-même (titre de ses oeuvres).
Dans le stoïcisme, l’art de la journalisation est plus que la rédaction d’un journal intime. Cette pratique quotidienne est de la philosophie.
- Préparer sa journée à venir
- Réfléchir au jour qui s’est écoulé
- Se remémorer les enseignements que nous avons acquis de nos lectures ou de nos expériences
Ecouter une leçon ne suffit pas : il faut aussi la pratiquer, la penser, et l’écrire pour la sentir sous nos doigts. Il est presque impossible de pratiquer le stoïcisme sans rédiger un journal.
8/ Se préparer à ce qui pourrait mal tourner
La premeditatio malorum (« pré-méditation des maux ») est un exercice stoïque consistant à imaginer les choses qui pourraient éventuellement mal tourner pour vous, ou vous être enlevées.
Cet exercice nous prépare à affronter les revers inévitables de la vie. Nous n’obtenons pas toujours ce qui nous revient de droit, même si nous l’avons gagné. Tout n’est pas aussi simple et clair que nous l’imaginons. Psychologiquement, nous devons nous préparer à cela. C’est l’un des exercices les plus puissants du stoïcisme pour renforcer notre résilience.
Sénèque, par exemple, écrivait dans son journal tout ce qui pourrait éventuellement mal se passer pour lui le lendemain. Ainsi, il se préparait aussi bien à la défaite qu’à la victoire.
9/ Amor Fati : aimer ce qui nous arrive
Dans ses Méditations, l’empereur Marc-Aurèle va plus loin en affirmant :
« N’espérez pas que les choses se passent comme vous le souhaitez. Souhaitez plutôt qu’elles se passent comme elle se passent ; tel est le véritable secret du bonheur. »
C’est la notion d’Amor Fati : un exercice stoïcien consistant à tirer le meilleur parti de tout ce qui se passe autour de vous.
Traiter chaque instant, aussi difficile qu’il soit, comme un événement à embrasser plutôt qu’à éviter. Aimer ce qui vous arrive est peut-être la clé à tout. Comme le feu a besoin d’oxygène, votre potentiel a besoin d’obstacle et d’adversité pour s’épanouir.
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Merci pour ce beau et rare commentaire, qui me fait d’autant plus plaisir que j’écris certains articles sur ce blog un peu comme sur un journal intime : pour moi, pour m’éclaircir les idées et pour synthétiser des pensées issues de mes lectures et de ma modeste participation. Si en plus certains me lisent, tant mieux ! Bonne continuation à vous 🙂
Merci pour cette belle et éclairante synthèse. A vous lire, la Terminale ne semble plus si loin… Gardons Epictète toujours proche du chevet.