L’autocensure est pratiquée par des personnes qui décident elles-mêmes des avantages qu’il y a à restreindre leur expression. Ces gens privilégient l’effet paralysant du choix de leur discours plutôt qu’une éventuelle sanction.
Les individus trouvent dans l’expression de soi une forme d’identité propre : le choix de ce qu’il ne faut pas dire ou faire aide les gens à se définir en tant qu’individus et en tant que membres de groupes.
L’autocensure peut inclure la décision de ne pas parler du tout, comme chez certains moines catholiques qui choisissent de se taire afin de se concentrer sur l’écoute du divin et d’éviter les propos malveillants, vains ou inutiles.
Les nouvelles formes de technologie qui permettent aux communicateurs de cacher leur identité, et donc de se protéger des répercussions d’un discours offensant, peuvent réduire les inhibitions et l’autocensure. La publication de messages sur internet, soit de manière anonyme, soit par le biais de pseudonymes, a supprimé certaines des barrières de la politesse et du politiquement correct, créant ainsi un forum de communication plus libre et plus robuste, même s’il est parfois incivil.
L’autocensure : Choisir de ne pas communiquer avec les autres ou avec soi-même ?
On pourrait affirmer qu’à un niveau fondamental, les gens choisissent de censurer les idées qu’ils émettent eux-mêmes.
Le sociologue Leon Festinger a suggéré dans sa théorie de la « dissonance cognitive » que les individus peuvent restreindre leurs pensées en évitant d’être exposés à des idées désagréables. Les gens éprouvent un malaise psychologique lorsque leurs attitudes et leurs opinions sont incohérentes, comme lorsque de nouveaux événements ou de nouvelles connaissances remettent en question des schémas de pensée préexistants. Cela les incite à vouloir essayer de réduire leur stress psychologique (ou dissonance) pour parvenir à la « consonance » (ou cohérence).
Lorsque les schémas d’attitudes et d’opinions sont incohérents, comme lorsqu’une personne perçoit à la fois des qualités positives et négatives à propos de quelque chose ou de quelqu’un, elle voudra non seulement aligner les attitudes et les opinions contradictoires, mais aussi réduire la dissonance en évitant les informations qui aggraveraient l’incohérence.
Festinger n’a pas spécifiquement utilisé le terme de censure pour décrire ce phénomène, mais les parallèles sont évidents : les individus choisissent d’éviter certaines idées dans un but bénéfique : leur bien-être psychologique. Même si ces idées ne sont jamais exprimées à d’autres, les personnes qui souffrent de dissonance cognitive peuvent ne pas s’exprimer à elles-mêmes.
Les fumeurs peuvent difficilement éviter les messages sur les dangers du tabac pour la santé ; mais au lieu de renoncer à la cigarette, ils peuvent réagir en modifiant leurs attitudes.
- Ces réactions peuvent consister à se dire que fumer n’est pas nocif,
- que les risques encourus valent les plaisirs,
- ou que leur risque personnel de maladie grave ne peut être déterminé et ne vaut donc pas la peine de s’en préoccuper.
- Les fumeurs peuvent aussi choisir d’éviter de s’exposer davantage aux informations antitabac et peuvent essayer d’éviter de penser aux risques.
La spirale du silence
Au fur et à mesure que les individus interagissent avec les autres, ils ressentent une pression psychologique supplémentaire en faveur de l’autocensure.
Elisabeth Noelle-Neumann, dans sa théorie de la « spirale du silence », a soutenu que les gens pratiquent l’autocensure dans l’arène de l’opinion publique s’ils perçoivent que l’expression de leurs opinions les isolerait socialement. Elle a étudié les élections allemandes des années 1960 et 1970 et a examiné la différence entre les intentions de vote, qui sont restées relativement constantes, et l’évolution de la perception des électeurs quant au parti qui remporterait l’élection.
Les gens se rendaient compte que le soutien de l’opinion publique se renforçait ou s’affaiblissait en faveur d’un candidat politique, et ils réagissaient en s’exprimant avec plus d’assurance ou en se taisant. La peur d’être isolé, méprisé ou ignoré peut amener les gens à éviter d’exprimer leurs opinions ou à répéter celles des autres.
Si d’autres personnes expriment une opinion, les personnes ayant des opinions similaires se sentent en sécurité pour s’exprimer ; mais si peu de personnes expriment une opinion, la peur de l’isolement tend à faire taire ceux qui partagent ce point de vue. Plus une opinion minoritaire est considérée comme petite, plus il est improbable qu’une personne l’exprime.
Cette retenue « a fait apparaître le point de vue qui recevait un soutien vocal comme plus fort qu’il ne l’était en réalité et l’autre point de vue comme plus faible », écrit Mme Noelle-Neumann.
« Les observations faites dans un contexte se sont répandues dans un autre et ont encouragé les gens à proclamer leurs opinions ou à les avaler et à se taire jusqu’à ce que, dans un processus en spirale, l’une des opinions domine la scène publique et que l’autre disparaisse de la conscience publique et que ses adhérents deviennent muets. »
L’opinion publique devient ainsi « toutes les opinions sur des questions controversées que l’on peut exprimer en public sans s’isoler » .
La spirale du silence explique pourquoi un groupe épousant une opinion minoritaire ou controversée s’autocensure dans un contexte public alors qu’il est plus expressif en privé.
Exemple avec les femmes mormones polygames de la fin du XIXe siècle
Les femmes mormones polygames de la fin du XIXe siècle ont choisi de défendre la pratique de ce qu’elles appelaient le « mariage plural » dans le forum public de The Woman’s Exponent, un périodique basé dans l’Utah et lancé en 1872 qui s’adressait à un public féminin mormon.
Alors même que la pratique de la polygamie était attaquée par le gouvernement américain, notamment sous la forme de lois fédérales anti-polygamie, les femmes polygames qui écrivaient dans l’Exponent défendaient leur pratique soutenue par l’Église en arguant :
- qu’elle avait une origine divine
- qu’elle limitait la prostitution
- qu’elle guérissait l’égoïsme
- qu’elle produisait des enfants moralement supérieurs
- et qu’elle guérissait de la jalousie
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Comme les dirigeants mormons de l’époque prononçaient la damnation contre ceux qui s’élevaient contre la polygamie et prêchaient que seule cette pratique permettait aux humains d’atteindre une « plénitude d’exaltation dans les cieux », il n’est pas surprenant que les commentaires anti-polygamie n’aient pas été publiés dans l’Exponent. En plus des pressions publiques créant une spirale du silence, la critique ou la rétractation d’une femme polygame aurait créé des pressions psychiques de dissonance cognitive du fait qu’elle critiquait et pratiquait simultanément le mariage plural.
En privé, de nombreuses femmes ont confié dans leur journal qu’elles étaient seules, malheureuses et pauvres parce qu’elles étaient une épouse parmi d’autres, mais elles se sont abstenues de condamner la polygamie elle-même. La prolifique diariste Emmeline Wells, qui éditait l’Exponent, se lamentait dans son journal en 1874 : « Oh, si mon mari pouvait seulement m’aimer ne serait-ce qu’un peu et ne pas sembler parfaitement indifférent à toute sensation de ce genre… Il est entouré d’amour de tous les côtés, et je suis rejetée ».
⇒ Comment lutter contre la censure des écrits
La rectitude politique
Des idées largement répandues, souvent soutenues par des principes religieux ou idéologiques, conduisent fréquemment à des pressions explicites et implicites en faveur du conformisme.
Les chrétiens fondamentalistes se sont opposés à ce que les écoles enseignent l’évolution et à ce que les médias donnent une image positive de l’homosexualité ou de la magie. Des groupes minoritaires ont choisi de retirer des bibliothèques publiques et scolaires de nombreux livres qu’ils jugeaient répréhensibles. Certains groupes ont eu recours à des boycotts économiques pour protester contre le contenu répréhensible de la télévision.
Les efforts visant à instaurer une plus grande tolérance ont inclus des codes de conduite limitant les « discours de haine » à l’égard des groupes minoritaires et encourageant les discours « politiquement corrects ». Ces restrictions constituent une forme particulière d’autocensure approuvée par un groupe, dans laquelle la majorité tente de promouvoir la tolérance en se montrant intolérante à l’égard du sectarisme.
La communication de masse
Les pressions externes implicites sur l’expression entraînent une autocensure en éliminant automatiquement les idées susceptibles de provoquer une réaction négative au sein de la communauté.
Dans le domaine de la communication de masse, ces pressions filtrent les informations pour éviter qu’elles ne soient publiées ou diffusées. Le contenu des médias de masse est influencé non seulement par le caractère, les connaissances et les antécédents du journaliste, mais aussi par les routines journalistiques de collecte et de présentation des informations, les structures des organisations médiatiques, les influences extra-médiatiques et l’idéologie.
Le niveau organisationnel des médias comprend les relations structurelles entre les services de publicité, de diffusion et de rédaction d’un média. Quel que soit le contenu que les médias choisissent de présenter à leur public, ils doivent vendre leur produit pour réaliser des bénéfices et donc éviter toute expression radicale ou réactionnaire susceptible d’offenser ou, s’ils sont soutenus par le gouvernement, ils doivent prendre en compte le risque de perdre leur financement public.
Les influences extra-médiatiques comprennent les pouvoirs sociaux, économiques, politiques et gouvernementaux, qui pourraient réduire l’audience ou l’influence du média d’information si ce dernier remettait en question les croyances fondamentales de la communauté. Si le média s’attaque à l’idéologie de la communauté, il risque de perdre son audience et de voir la communauté remettre en question son existence.
Un exemple frappant d’autocensure médiatique en France concerne le traitement de l’affaire Peugeot en 2012. Cette affaire éclate lorsque le constructeur automobile annonce un vaste plan social impliquant la suppression de 8000 emplois en France et la fermeture de l’usine d’Aulnay-sous-Bois. Bien que ce plan ait suscité de vives réactions syndicales et politiques, certains journalistes et experts dénoncent une autocensure implicite de la part des médias, qui auraient minimisé la responsabilité de la famille Peugeot et des dirigeants du groupe dans cette crise.
Le phénomène s’expliquerait par les liens étroits entre la famille Peugeot, les élites économiques et politiques françaises, et certains organes de presse. En effet, certains médias, dépendants des recettes publicitaires provenant d’entreprises du CAC 40 comme Peugeot, auraient été tentés de ne pas creuser certains angles critiques. Par exemple, des enquêtes approfondies sur la stratégie financière du groupe, comme le versement de dividendes importants peu avant l’annonce du plan social, auraient été étouffées alors qu’elles auraient pu éclairer le débat public.
⇒ La censure sur internet : L’impact des restrictions sur internet
Cette situation illustre les tensions récurrentes entre liberté éditoriale et dépendance économique dans la presse française, où des choix éditoriaux sont influencés par des considérations économiques ou des relations politiques au détriment d’une information impartiale.
Aux Etats-Unis, un exemple extrême de ce type de censure s’est produit dans les années 1950, lorsque des communistes américains ont été empêchés de travailler dans l’industrie cinématographique hollywoodienne s’ils étaient publiquement identifiés comme membres du parti (voir à ce sujet le film Trumbo avec Bryan Cranston).