Au cours des dernières années, plusieurs décisions de justice ont ordonné aux fournisseurs d’accès à internet français de bloquer un nombre croissant de sites web, que ce soit pour violation du droit d’auteur, diffusion illégale de compétitions sportives ou, plus récemment, pour pornographie (Pornhub vient de s’autocensurer en France en guise de protestation, voir notre article).
Dans le même temps, plusieurs lois ont été adoptées afin de donner à plusieurs administrations françaises le pouvoir légal de bloquer les sites web impliqués dans la cybercriminalité ou la fraude. Nos mesures OONI sur les quatre principaux réseaux FAI commerciaux à l’automne 2024 montrent que cette censure des sites web est mise en œuvre au niveau du résolveur DNS et que, pour la plupart des cas de censure testés (propriété intellectuelle, diffusion illégale de compétitions sportives et censure européenne des organisations russes), l’application de la censure est très incohérente entre les différents FAI.
Le recours croissant à la censure des sites web pour réguler les questions politiques par les tribunaux et les législateurs français, combiné à une mise en œuvre technique facile à contourner, crée un risque élevé d’escalade vers une censure plus complexe et plus invasive en France. Une telle escalade conduirait à un contrôle et une surveillance accrus du trafic internet par les autorités françaises et pourrait avoir des conséquences néfastes pour la liberté d’expression et la vie privée sur internet en France.
- Rien qu’en 2024, nous avons vu les autorités françaises bloquer TikTok en Kanaky Nouvelle-Calédonie
- adopter de nouvelles lois permettant de bloquer les sites web utilisés pour la cybercriminalité
- prendre une décision judiciaire bloquant le site web Z-library
- et adopter une nouvelle loi obligeant les sites web pornographiques à vérifier l’âge des visiteurs avant de leur donner accès au contenu.
Si les premières lois qui ont légalisé la censure sur internet en France ont ouvert d’importants débats dans la société civile sur les droits numériques et la liberté d’expression (la loi pour la confiance dans l’économie numérique – LCEN en 2004 et la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet – HADOPI en 2009), ce sujet est aujourd’hui rarement abordé par les organisations de défense des droits numériques et peu connu du grand public. Pourtant, il soulève des questions importantes sur la liberté d’expression, mais aussi sur le manque potentiel de contrôle et l’abus de ces lois pour bloquer des médias ou des sites web d’opposition.
Base juridique de la censure des sites web en France
Nous avons classé la censure des sites web en 2 catégories :
- La censure judiciaire signifie que la décision de bloquer des sites web résulte d’une décision de justice en application de la loi.
- La censure administrative signifie que ces décisions ont été prises par les autorités françaises ou les administrations nationales sans aucune décision de justice.
Censure judiciaire
Le premier type de censure apparu historiquement avait une base judiciaire (fondée sur une décision de justice). Elle a été introduite pour la première fois dans la loi LCEN de 2004, qui étatise qu’un tribunal peut ordonner aux FAI de prendre « toutes les mesures pour prévenir ou faire cesser le préjudice créé par le contenu d’un service public de communication par internet ». Cette loi est excessivement large et peut être utilisée, et a été utilisée, pour demander la censure de sites web pour des raisons très différentes (elle a ensuite été mise à jour par la loi SREN en 2024).
- En 2005, elle a été utilisée pour la première fois pour bloquer un site web négationniste (confirmé en appel en 2006).
- En 2011/2012, elle a été utilisée pour bloquer un site web local de surveillance de la police qui recueillait des photos et des informations sur les policiers afin d’aider à identifier ceux qui commettaient des violences policières.
- En 2009, la loi HADOPI a ajouté un article au Code de la propriété intellectuelle permettant aux tribunaux de demander aux FAI de bloquer les sites web qui enfreignent les lois sur la propriété intellectuelle et le droit d’auteur. Cet article a été utilisé à plusieurs reprises pour bloquer des sites web tels que les sites de torrent (The Pirate Bay, torrent 411, yggtorrent), Sci-Hub, Libgen ou plus récemment la Z-library.
- En 2021, une nouvelle loi a été adoptée qui permet de bloquer les sites web diffusant illégalement des compétitions sportives. Cette nouvelle loi a été largement utilisée par des entreprises telles que Canal+ ou beIN Sports pour bloquer les sites web diffusant la Coupe du monde de football, la Coupe du monde de rugby ou les Jeux olympiques de Paris.
- Enfin, en octobre 2024, une décision finale dans une affaire judiciaire qui durait depuis des années a demandé le blocage de quatre sites pornographiques parce qu’ils n’empêchaient pas l’accès aux mineurs (cinq autres sites étaient basés dans l’UE et le juge a demandé l’avis de la Cour européenne avant de les bloquer).
Pornographie
L’accès des mineurs aux sites pornographiques est illégal en France depuis 1992, en vertu de l’article L227-24 du code pénal ; mais pendant longtemps, cette loi n’a pas été appliquée en raison de l’impossibilité de prouver l’âge d’une personne sans porter gravement atteinte à sa vie privée.
Pendant des années, les associations e-Enfance et La Voix de l’Enfant ont mené une action en justice contre neuf grands sites pornographiques afin d’obtenir leur blocage. Après des années de procédure judiciaire, la cour d’appel de Paris a rendu une décision le 17 octobre 2024 demandant à six grands FAI de bloquer l’accès à quatre de ces sites : Mrsexe, Iciporno, Tukif et Xhamster. Cette décision s’appuie à la fois sur l’article L227-24 du code pénal et sur l’article 6-1.8 de la loi LCEN. La décision stipule que « l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération essentielle pouvant justifier une atteinte à d’autres lois telles que la liberté d’expression ou de communication ».
Le juge a ordonné le blocage de 4 sites web non basés dans l’Union européenne. Pour les cinq sites restants (Pornhub, Youporn, Redtube, Xvideos et Xnxx), basés dans l’Union européenne, le juge a décidé d’attendre une décision de la Cour de justice de l’Union européenne sur une question posée par le Conseil d’État en mars 2024.
Entre-temps, l’année 2024 a vu l’adoption d’un projet de loi important qui a ouvert la voie à la censure administrative des sites pornographiques avec la loi SREN de mai 2024. Cette loi oblige les sites pornographiques à limiter l’accès des mineurs sur la base de solutions techniques établies par l’ARCOM. En cas de non-respect de cette loi, ils s’exposent à de lourdes amendes et peuvent être bloqués par les FAI français.
En octobre 2024, l’ARCOM a enfin publié les spécifications techniques relatives aux mesures de contrôle de l’âge que les sites web doivent appliquer. Les sites pornographiques peuvent utiliser diverses solutions pour confirmer l’âge d’un visiteur, mais ils doivent s’appuyer sur un service tiers doté d’un double système d’anonymat : le service tiers ne sait pas pourquoi la vérification a été demandée et le site pornographique ne reçoit aucune information sur la personne autre que la confirmation de son âge. Ces spécifications ont également défini un calendrier : à partir du 9 janvier 2025, les sites web devront mettre en place une simple vérification à l’aide d’un paiement par carte de crédit, et à partir du 9 avril 2025, ils devront mettre en place le mécanisme complet de vérification de l’âge.
Propriété intellectuelle
Après que la loi LCEN ait permis aux juges de demander aux FAI de bloquer des sites web en 2004, cette possibilité a été étendue en 2009 avec la loi HADOPI qui autorise le blocage des sites web enfreignant la propriété intellectuelle en vertu de l’article L336-2 du Code de la propriété intellectuelle. Cette loi a été utilisée par de nombreux tribunaux pour bloquer des sites web tels que :
- 4 décembre 2014 : The Pirate Bay
- 2 avril 2015 : Torrent 411
- 2 novembre 2017 : cpasbien
- 12 octobre 2018 : yggtorrent
- 7 mars 2019 : Sci-hub et Libgen (décision de 2019, 2020 et 2022)
L’article L331-27 du Code de la propriété intellectuelle, introduit par la loi du 25 octobre 2021 relative à la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres culturelles à l’ère numérique : Le nouvel article L331-27 permet à l’ARCOM de demander aux FAI de bloquer les miroirs de sites web déjà bloqués par décision de justice. Selon le rapport d’activité de l’ARCOM pour 2023, cette loi a été utilisée 88 fois en 2023 pour bloquer 549 domaines.
Le 12 septembre 2024, le tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision ordonnant aux principaux FAI français de bloquer l’accès au site Z-Library et à ses sites miroirs, en application de l’article L331-27 du Code de la propriété intellectuelle.
Diffusion illégale de compétitions sportives
En 2021, le projet de loi relatif à la régulation et à la protection de l’accès aux œuvres culturelles dans le domaine numérique a créé une nouvelle section dans le Code du sport afin de lutter contre la diffusion illégale de compétitions sportives. L’article L333-10 permet aux titulaires de droits d’auteur de saisir rapidement un tribunal afin de bloquer les sites web qui diffusent des événements sportifs sans autorisation. Les titulaires de droits d’auteur doivent d’abord obtenir une décision de justice pour bloquer les sites web originaux avant de pouvoir demander le blocage des sites miroirs directement auprès de l’ARCOM sans autre décision judiciaire.
Cette loi a été appliquée dans de nombreuses décisions de justice, comme par beIN Sports pendant la Coupe d’Afrique des nations, Canal+ contre des sites diffusant des courses de Formule 1 ou le Comité olympique pendant les Jeux olympiques de Paris.
En octobre 2023, Canal+ a poursuivi Google, Cisco et CloudFlare pour avoir fourni des résolveurs DNS publics qui n’étaient pas affectés par la censure judiciaire des sites web. La décision du tribunal a contraint ces entreprises à bloquer les sites web de streaming illégaux, comme le demandait Canal+. À la suite de cette décision, Cisco a décidé de limiter l’accès des adresses IP françaises au service OpenDNS.
Censure administrative
La censure administrative désigne toute administration ou autorité disposant d’une base légale pour bloquer des sites web sans intervention d’un juge ou d’une décision de justice.
Au cours des dernières années, plusieurs lois ont été adoptées qui ont fait passer la censure judiciaire à la censure administrative, permettant aux administrations ou autorités françaises de censurer des sites web sans aucun contrôle indépendant par un juge.
Terrorisme et pédopornographie
Le premier cas de censure administrative en France a été introduit pour lutter contre les contenus pédopornographiques (CSAM) en permettant à la police de bloquer ces sites web par le biais de la loi LOPPSI en 2011. Cette loi permet à l’OCLCTIC (Office central de lutte contre le terrorisme et la cybercriminalité, rebaptisé Office anti-cybercriminalité – OFAC depuis 2023) de fournir aux FAI une liste de domaines hébergeant des CSAM afin de les bloquer.
Cette loi a ensuite été étendue aux contenus « incitant ou faisant l’apologie du terrorisme » dans une loi antiterroriste de 2014. Une loi de 2024 a prolongé ce processus de deux ans afin de couvrir les contenus pouvant être qualifiés de torture ou de cruauté au sens du code pénal. L’article 6-1 de la loi LCEN définit la procédure de blocage des domaines. Il désigne une personne qualifiée de l’ARCOM (auparavant de la CNIL jusqu’en 2022) chargée de superviser ce processus. Le processus est le suivant :
- Lorsque la police identifie un site web hébergeant du CSAM ou des contenus promouvant le terrorisme ou incitant à des actes terroristes, elle peut contacter le propriétaire du site web ou l’hébergeur pour lui demander de le supprimer. Elle doit en informer simultanément la personne qualifiée de l’ARCOM.
- Si le contenu est supprimé, la procédure prend fin. Si le contenu n’est pas supprimé dans les 24 heures, ils peuvent alors demander aux FAI et aux moteurs de recherche de bloquer et de déréférencer ce site web, et doivent en informer la personne qualifiée.
- La personne qualifiée de l’ARCOM vérifie si la demande est justifiée au regard de la loi. Si elle estime que c’est le cas, elle en informe le service de police, et le blocage se poursuit. Si elle estime qu’elle ne l’est pas, elle rend un avis négatif à l’OFAC et recommande de débloquer le domaine.
- L’OFAC peut alors décider de suivre l’avis de l’ARCOM et de débloquer le site web, ou de l’ignorer. Si elle l’ignore, la personne qualifiée de l’ARCOM peut engager une procédure judiciaire devant le tribunal administratif.
Année | 2015 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 1 286 |
Demandes pour CSAM | 153 |
Total des demandes | 1 439 |
Contenu retiré (terrorisme) | 1 080 |
Contenu retiré (CSAM) | 99 |
Total contenu retiré | 1 179 |
Blocages (terrorisme) | 43 |
Blocages (CSAM) | 240 |
Total blocages | 283 |
Année | 2016 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 2 189 |
Demandes pour CSAM | 372 |
Total des demandes | 2 561 |
Contenu retiré (terrorisme) | 1 975 |
Contenu retiré (CSAM) | 330 |
Total contenu retiré | 2 305 |
Blocages (terrorisme) | 165 |
Blocages (CSAM) | 709 |
Total blocages | 874 |
Année | 2017 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 32 739 |
Demandes pour CSAM | 2 371 |
Total des demandes | 35 110 |
Contenu retiré (terrorisme) | 6 320 |
Contenu retiré (CSAM) | 1 404 |
Total contenu retiré | 7 724 |
Blocages (terrorisme) | 83 |
Blocages (CSAM) | 680 |
Total blocages | 763 |
Année | 2018 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 10 091 |
Demandes pour CSAM | 7 923 |
Total des demandes | 18 014 |
Contenu retiré (terrorisme) | 6 796 |
Contenu retiré (CSAM) | 6 625 |
Total contenu retiré | 13 421 |
Blocages (terrorisme) | 82 |
Blocages (CSAM) | 797 |
Total blocages | 879 |
Année | 2019 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 4 332 |
Demandes pour CSAM | 7 542 |
Total des demandes | 11 874 |
Contenu retiré (terrorisme) | 2 626 |
Contenu retiré (CSAM) | 5 479 |
Total contenu retiré | 8 105 |
Blocages (terrorisme) | 15 |
Blocages (CSAM) | 405 |
Total blocages | 420 |
Année | 2020 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 3 645 |
Demandes pour CSAM | 46 803 |
Total des demandes | 46 803 |
Contenu retiré (terrorisme) | 2 986 |
Contenu retiré (CSAM) | 33 724 |
Total contenu retiré | 36 710 |
Blocages (terrorisme) | 28 |
Blocages (CSAM) | 491 |
Total blocages | 519 |
Année | 2021 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 14 888 |
Demandes pour CSAM | 118 407 |
Total des demandes | 133 295 |
Contenu retiré (terrorisme) | 13 235 |
Contenu retiré (CSAM) | 115 802 |
Total contenu retiré | 129 037 |
Blocages (terrorisme) | 19 |
Blocages (CSAM) | 420 |
Total blocages | 439 |
Année | 2022 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 15 177 |
Demandes pour CSAM | 67 577 |
Total des demandes | 82 754 |
Contenu retiré (terrorisme) | 11 950 |
Contenu retiré (CSAM) | 61 135 |
Total contenu retiré | 73 685 |
Blocages (terrorisme) | 12 |
Blocages (CSAM) | 381 |
Total blocages | 393 |
Année | 2023 |
---|---|
Demandes pour terrorisme | 22 924 |
Demandes pour CSAM | 95 236 |
Total des demandes | 118 160 |
Contenu retiré (terrorisme) | Non précisé |
Contenu retiré (CSAM) | Non précisé |
Total contenu retiré | Non précisé |
Blocages (terrorisme) | 22 |
Blocages (CSAM) | 659 |
Total blocages | 681 |
(Source) – Plusieurs centaines de domaines sont encore bloqués chaque année, et la liste reste confidentielle. Dans la plupart des cas le contenu est effectivement supprimé par le propriétaire du site web ou l’hébergeur sous la menace d’une censure, mais avant que le site web ne soit bloqué et déréférencé. C’est par exemple ce qui s’est produit dans 96 % des cas en 2021.
Autre exemple, le rapport 2023 de l’Arcom mentionne que l’OFAC a demandé le retrait d’un contenu d’un site internet de vente en ligne de vêtements portant une étoile rouge et la mention « ACTION DIRECTE », car il était considéré par la police comme une apologie du terrorisme. La personne qualifiée de l’ARCOM a estimé qu’il s’agissait d’une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression et a émis un avis défavorable. La police n’ayant pas suivi cette recommandation, elle a engagé une procédure devant le tribunal administratif (qui est toujours en cours à notre connaissance).
Le cas le plus important d’abus de cette loi s’est produit en 2017, lorsque la police (l’OCLCTIC à l’époque) a considéré quatre publications sur Indymedia Nantes et Indymedia Grenoble comme une apologie du terrorisme. Indymedia est un réseau de médias autonomes fonctionnant selon un modèle de publication ouverte et de modération après publication. Le 21 septembre 2017, un incendie volontaire a détruit plusieurs voitures de police dans un commissariat près de Grenoble sans faire de blessés. Le même jour, un communiqué revendiquant ces actes en solidarité avec les personnes arrêtées pour une attaque contre une voiture de police a été publié sur Indymedia Grenoble et Nantes. Ces deux sites web ont immédiatement reçu une demande de retrait de l’OCLCTIC, qui considérait ces déclarations comme une apologie du terrorisme. La personne qualifiée (à l’époque à la CNIL) a rendu un avis négatif sur cette décision.
Pour la première fois, la police a décidé de ne pas suivre cette position et de maintenir sa décision, ce qui a conduit la personne qualifiée à saisir le tribunal administratif. Le tribunal a conclu le 4 février 2019, un an et demi après la demande initiale de retrait des publications, que ces déclarations ne constituaient pas une apologie d’actes terroristes.
Sites internet de jeux d’argent
En 2010, le Parlement français a adopté la loi n° 2010-476 visant à réglementer les sites de jeux d’argent en ligne. Cette loi a créé l’Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL), chargée d’agréer les sites de jeux d’argent en ligne et de bloquer ceux qui ne respectent pas la législation française.
Cette loi a été largement modifiée par le décret 2019-1015 qui a transféré cette responsabilité à l’Autorité Nationale des Jeux (ANJ) et a ajouté de nouvelles obligations aux sites de jeux d’argent en ligne. L’ANJ est désormais chargée de contrôler les sites de jeux d’argent en ligne sur les sports et les courses hippiques, ainsi que les casinos en ligne (principalement le poker, la roulette n’étant par exemple pas légale en France). En janvier 2025, elle n’avait délivré d’autorisation qu’à 17 opérateurs répertoriés sur son site web.
Jusqu’en mars 2023, l’ARJEL (puis l’ANJ) devait passer par des décisions de justice pour demander aux FAI de bloquer des sites web (voir par exemple cette décision de justice de 2018). Cette procédure a été modifiée par la loi de 2022 visant à démocratiser le sport en France, qui a permis à l’ANJ de demander directement aux FAI de bloquer les sites de jeux d’argent illégaux si le propriétaire du site n’a pris aucune mesure pour empêcher les Français de l’utiliser dans les 5 jours suivant sa mise en demeure. Cette nouvelle procédure supprime ainsi tout contrôle judiciaire (même si un site web spécifique peut contester cette décision a posteriori devant un tribunal administratif).
La nouvelle procédure est la suivante :
- Les enquêteurs de l’ANJ établissent un rapport officiel confirmant qu’un site internet de jeux d’argent en ligne est accessible depuis la France sans être officiellement autorisé par l’autorité compétente.
- Ils envoient une demande formelle au propriétaire du site internet et à l’hébergeur, leur demandant de bloquer les visites depuis la France dans un délai de 5 jours.
- 5 jours plus tard, ils vérifient si le site internet est toujours accessible. Si ce n’est pas le cas, la procédure prend fin. Si c’est le cas, ils établissent un deuxième rapport officiel confirmant que l’accès depuis la France est toujours possible.
- Une décision administrative est ensuite signée par le président de l’ANJ et envoyée aux FAI et aux moteurs de recherche leur demandant de bloquer et de déréférencer ces sites web.
- Ils confirment ensuite que ces sites web ont bien été bloqués
Nombre de sites et de domaines bloqués
Fraude
En 2020, un projet de loi très large adaptant les directives européennes et appelé loi DDADUE a été voté et a ajouté la possibilité de censurer les sites web ne respectant pas la loi française relative à la conformité et à la sécurité des produits vendus sur internet, ainsi que les règles relatives à la protection des intérêts économiques des citoyens.
Techniquement, elle permet à la DGCCRF (administration nationale chargée de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) de demander aux FAI, aux registres et aux bureaux d’enregistrement de bloquer des domaines lorsqu’ils constatent une violation de la loi pouvant être punie d’au moins deux ans d’emprisonnement. Ceci est défini dans l’article L521-3-1 du Code de la consommation.
Nous disposons de peu d’informations sur l’application de cette loi. Il semble qu’elle ait été utilisée pour la première fois contre le site de commerce électronique Wish en 2021 pour manque de sécurité des produits vendus. La DGCCRF a communiqué à plusieurs reprises sur d’autres cas, tels que le blocage de deux sites internet makrea.com et cadeau-naruto.com en octobre 2024. Le site permislib.fr aurait également été bloqué pour pratiques commerciales trompeuses en novembre 2024.
Dans l’ensemble, la transparence sur l’application de cette loi par la DGCCRF est très limitée depuis 2020.
Cybercriminalité
La loi de programmation militaire de 2024 a instauré une nouvelle procédure de censure administrative pour les sites web utilisés dans le cadre de cyberattaques, dans l’article L2321-2-3 du code de la défense. Cet article permet à l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) de demander aux FAI de bloquer des noms de domaine ou de rediriger le trafic vers un autre serveur pour des noms de domaine spécifiques.
Cette mesure doit être appliquée en cas de « menaces pour la défense et la sécurité nationales » et ne doit être utilisée « que pour une durée et dans des conditions strictement nécessaires et proportionnées à l’effet recherché pour préserver l’intégrité du réseau, caractériser et neutraliser la menace et informer les utilisateurs ou propriétaires des systèmes affectés, menacés ou attaqués ». Ces mesures sont contrôlées par l’ARCEP (l’administration nationale chargée de la régulation des communications électroniques, des courriers et de la distribution de la presse).
Cette loi étant récente, nous avons très peu d’informations sur ses effets. À notre connaissance, il n’y a aucune transparence sur le nombre de domaines bloqués chaque année ni sur les raisons de ce blocage. Ni l’ANSSI ni l’ARCEP n’ont communiqué sur l’application de cette loi.
Censure de TikTok en Nouvelle-Calédonie / Kanaky
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En mai 2024, un projet de loi proposé par le gouvernement français visait à apporter des modifications importantes à l’accord de Nouméa de 1998, notamment en ce qui concerne la définition des personnes habilitées à voter aux élections provinciales en Kanaky / Nouvelle-Calédonie. La Nouvelle-Calédonie est un archipel de l’océan Pacifique qui fait partie de la France depuis sa colonisation en 1853. Après des années de conflits entre le mouvement indépendantiste kanak et la France dans les années 70 et 80, l’accord de Nouméa promettait d’accorder un pouvoir politique accru à la population autochtone et à la province au cours d’une période de transition de vingt ans.
Plusieurs référendums organisés en 2018, 2020 et 2021 ont rejeté l’indépendance, mais les conditions de vote ont été controversées et le dernier référendum a été boycotté par le mouvement indépendantiste. Dans ce contexte tendu, après la proposition du projet de loi de mai 2024, des manifestations et des émeutes ont éclaté à Nouméa et dans d’autres régions de Nouvelle-Calédonie. Le 16 mai, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence et ordonné le blocage de TikTok. Cette censure a été mise en œuvre le 15 mai au niveau du résolveur DNS par le seul FAI national de Nouvelle-Calédonie, « l’Office des postes et télécommunications de Nouvelle-Calédonie », comme l’ont confirmé des habitants de l’île.
Blocage de TikTok en Nouvelle-Calédonie (mai 2024)
Le 15 mai 2024, le gouvernement français a décrété l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie à la suite de violentes émeutes liées à une réforme électorale contestée. Dans ce contexte, l’accès à TikTok a été bloqué sur l’ensemble de l’archipel.
Cette mesure exceptionnelle a été rendue possible par la présence d’un unique fournisseur d’accès à Internet, l’Office des postes et télécommunications de Nouvelle-Calédonie (OPT-NC), permettant un blocage centralisé via les résolveurs DNS.
Les autorités ont justifié cette décision par la nécessité de limiter la coordination des émeutiers, TikTok étant considéré comme un vecteur de communication privilégié pour la diffusion de messages incitant à la violence. Des craintes d’ingérences étrangères, notamment de la part de la Chine et de l’Azerbaïdjan, ont également été évoquées.
Des organisations telles que la Ligue des droits de l’homme et La Quadrature du Net ont dénoncé une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, soulignant que cette interdiction constituait une première en France. Le Conseil d’État a toutefois validé la mesure en raison de son caractère temporaire et de l’intérêt public lié au rétablissement de la sécurité.
Le blocage de TikTok a été levé le 29 mai 2024, à la fin de l’état d’urgence, mais le débat sur la légitimité de cette censure reste ouvert.
Cette décision de blocage n’a été formalisée dans aucun acte juridique par les autorités. Le 17 mai, La Quadrature du Net a déposé un référé-liberté (une procédure judiciaire d’urgence) demandant au Conseil d’État de suspendre ce blocage, estimant qu’il s’agissait d’une application de la loi de 1955 sur l’état d’urgence. Devant le Conseil d’État, le gouvernement a dû justifier le fondement juridique de cette décision et a révélé qu’il s’appuyait en réalité sur la « théorie des circonstances exceptionnelles », une loi très vague qui permet d’accepter certains décrets illégaux en temps de crise (une loi principalement utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale). Pour justifier ces circonstances exceptionnelles, le gouvernement a montré plusieurs publications sur TikTok liées aux manifestations, mais aucune d’entre elles n’appelait clairement à la violence. Malgré cette absence de justification, le Conseil d’État n’a pas sanctionné le gouvernement, en grande partie, semble-t-il, sur la base de l’indication donnée par le gouvernement que ce blocage ne serait pas permanent.
Le blocage a été levé le 29 mai. Le projet de loi a été annulé en juin 2024 après que le président Macron a dissous le Parlement et convoqué de nouvelles élections.
Censure européenne des organisations russes
L’invasion russe en Ukraine a conduit le Conseil de l’Union européenne à prendre la décision d’interdire plusieurs médias russes dans tous les pays de l’UE.
Le 22 février 2022, Ursula von der Leyen a annoncé qu’elle voulait interdire les médias russes en Europe. Le 1er mars, le Conseil de l’Union européenne a adopté la décision du Conseil (PESC) 2022/351 et le règlement (UE) 2022/350 du Conseil qui demandent de bloquer l’accès à Russia Today et Sputnik News « par tous les moyens, tels que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs d’accès à Internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos sur internet, qu’ils soient nouveaux ou préinstallés ». Cette décision a été justifiée par l’activité de propagande de ces médias et la nécessité de lutter contre la désinformation russe :
« Compte tenu de la gravité de la situation et en réponse aux actions de la Russie qui déstabilisent la situation en Ukraine, il est nécessaire, dans le respect des droits et libertés fondamentaux reconnus dans la Charte des droits fondamentaux, en particulier le droit à la liberté d’expression et d’information reconnu à l’article 11 de celle-ci, d’introduire des mesures restrictives supplémentaires afin de suspendre d’urgence les activités de diffusion de ces médias dans l’Union ou à destination de l’Union. »
C’était la première fois dans l’histoire du Conseil de l’Union européenne qu’une décision d’interdiction d’un média était prise. L’Organe des régulateurs européens des communications électroniques (ORECE) a publié une clarification le 4 mars indiquant que cette décision ne violait pas les principes de neutralité du net. Une deuxième clarification le 12 mars a précisé que cette décision devait être comprise au sens large et que les domaines Russia Today et Sputnik News devaient être bloqués par tous les FAI dans tous les pays de l’UE.
Plusieurs organisations ont critiqué cette décision et soulevé des questions juridiques. La Fédération européenne des journalistes a souligné que la réglementation des médias ne relevait pas de la compétence de l’Union européenne et a critiqué le blocage des médias pour lutter contre la propagande :
« Cet acte de censure peut avoir un effet totalement contre-productif sur les citoyens qui suivent les médias interdits. À notre avis, il est toujours préférable de contrer la désinformation des médias propagandistes ou prétendument propagandistes en exposant leurs erreurs factuelles ou leur mauvais journalisme, en démontrant leur manque d’indépendance financière ou opérationnelle, en soulignant leur fidélité aux intérêts gouvernementaux et leur mépris de l’intérêt public. »
Plusieurs journalistes et universitaires, tels que Dirk Voorhoof, ont critiqué le manque de nécessité ou de proportionnalité de cette décision :
« Soyons clairs : l’UE n’est pas en guerre avec la Russie et l’Ukraine n’est pas un État membre de l’UE. Il doit donc y avoir des raisons très sérieuses pour justifier que l’interdiction de RT et Sputnik par l’UE soit pertinente, proportionnée et nécessaire. »
L’ONG Article 19 a partagé cette même préoccupation en soulignant que « l’UE devrait démontrer que les programmes de RT et Sputnik constituent effectivement une menace grave et immédiate pour l’ordre public et la sécurité afin de justifier une interdiction dans tous les États membres de l’UE ». Malgré l’absence de clarification sur cette décision, celle-ci a été très rapidement appliquée par les FAI français.
Cette décision a été régulièrement mise à jour depuis afin d’ajouter d’autres organisations interdites :
- Le 3 juin 2022, pour ajouter RTR Planeta, Russia 24 et TV Centre International
- Le 16 décembre 2022, pour ajouter NTV Mir, Rossiya 1, REN TV et Pervyi Kanal
- Le 25 février 2023, pour ajouter RT Arabic et Sputnik Arabic
- Le 23 juin 2023, pour ajouter RT Balkan, Oriental Review, Tsargrad, New Eastern Outlook, Katehon
- Le 17 mai 2024, ajout de Voice of Europe, RIA Novosti, Izvestija et Rossiiskaja Gazeta
Blocage des sites illégaux en France
Source : https://github.com/Te-k/censure_anj/tree/main/archives
⇒ La censure des médias sociaux, la liberté d’expression et les Super Apps
Mise en œuvre de la censure en France
Ces tests montrent que la censure des sites web en France se fait aujourd’hui uniquement au niveau des résolveurs DNS. Les FAI fournissent à leurs utilisateurs des résolveurs DNS qui sont configurés pour résoudre de manière incorrecte les sites web censurés afin de les bloquer. Plus précisément :
- pour les sites de jeux d’argent illégaux sur internet, ils renvoient vers le domaine offre-illegale.anj.fr (qui est aujourd’hui hébergé sur l’adresse IP 145.239.225.117 AS16276 – OVH SAS ) qui affiche une page de blocage (voir cette mesure par exemple) ;
- pour le terrorisme ou les contenus CSAM, bien que nous n’ayons effectué aucun test sur ces catégories, les résolveurs DNS redirigent très probablement vers des adresses IP spécifiques présentant une page web de blocage, comme documenté en 2015 ;
- pour la pornographie, la violation du droit d’auteur, la diffusion en continu d’événements sportifs et la censure européenne, les résolveurs DNS Free et Orange renvoient ces sites vers 127.0.0.1 (adresse locale du système) tandis que SFR et Bouygues renvoient vers NXDOMAIN (code d’erreur indiquant que le domaine n’existe pas).
Ces tests montrent clairement qu’il existe une variation importante dans la mise en œuvre de cette censure par les FAI pour les violations du droit d’auteur et la diffusion en continu de compétitions sportives. Pour les sites web de jeux d’argent illégaux, la censure est appliquée de manière plus uniforme par tous les FAI, mais quelques sites web identifiés par l’ANJ ne sont pas bloqués pour des raisons inconnues.
Enfin, en ce qui concerne la censure européenne, nous constatons que la décision du Conseil de l’Union européenne a été appliquée de manière assez aléatoire : les sites web mentionnés dans la décision initiale ont été bloqués par tous les FAI, tandis que les nouveaux sites ajoutés par la suite dans le cadre d’amendements ont été rarement et aléatoirement bloqués par les FAI. Un média, Sputnik News, a même changé de domaine, ce qui lui a permis de contourner cette censure.
Conclusion
Bien que ce sujet ne suscite pas beaucoup de débats en France, cette analyse juridique montre qu’au cours des dernières années, plusieurs lois ont introduit de nouvelles bases juridiques pour la censure des sites web, telles que la fraude, la cybercriminalité ou la pornographie, dans la plupart des cas avec une transparence et un contrôle très limités.
Les tests montrent qu’aujourd’hui, cette censure est mise en œuvre par les FAI au niveau du résolveur DNS, une solution technique facile à contourner à l’aide de résolveurs DNS tiers ou auto-hébergés (une solution largement documentée sur internet). Cette censure est appliquée de manière très incohérente par les FAI (pour les quatre FAI commerciaux que nous avons testés) en ce qui concerne les sites web bloqués pour violation du droit d’auteur, la diffusion en continu d’événements sportifs ou la censure européenne des organisations russes.
Cette situation crée un contexte très tendu, avec un risque élevé d’escalade.
- D’une part, les autorités et les législateurs s’appuient de plus en plus sur la censure des sites web pour réguler différentes questions politiques, de la fraude à l’accès aux sites pornographiques.
- D’autre part, la mise en œuvre actuelle de la censure est facile à contourner, et des études montrent que de nombreux internautes le font déjà. Nous pensons qu’il existe un risque élevé que les législateurs veuillent déployer des solutions plus invasives et techniquement plus complexes pour censurer les sites web afin de se conformer aux nombreuses lois qui ont été adoptées récemment. Une telle augmentation pourrait avoir des implications dangereuses pour la vie privée et la liberté d’expression sur internet, car les solutions de censure telles que l’inspection approfondie des paquets s’accompagnent souvent de puissantes capacités de surveillance.
Cela déclencherait un cycle dangereux et perpétuel d’escalade vers davantage de filtrage d’internet (tel que l’interdiction ou le contrôle des VPN et autres outils de contournement de la censure) dans une direction que nous avons déjà vue adoptée par des pays autoritaires comme la Russie ou la Chine.