En littérature et en cinéma francophones, on distingue souvent trois concepts proches mais distincts :
Le merveilleux
- L’univers est entièrement magique dès le départ.
- La magie, les créatures surnaturelles, les royaumes enchantés existent sans explication.
- Le lecteur/spectateur accepte cette logique dès l’entrée dans le récit.
Exemples : Le Magicien d’Oz, Blanche-Neige, Les contes de fées, Le Monde merveilleux des frères Grimm, L’Histoire sans fin.
Le fantastique (au sens de Tzvetan Todorov)
- L’intrusion du surnaturel dans un monde réaliste, avec hésitation entre illusion et réalité.
- Le personnage (et le lecteur) ne sait pas si ce qu’il voit est réel ou imaginaire.
Exemples : La Nuit du chasseur, certains films de David Lynch.
La fantasy (anglo-saxonne)
- Univers secondaire cohérent, souvent avec règles internes, mythologies, langues, cartes, systèmes magiques codifiés.
- Héritière de Tolkien : monde construit, quête héroïque, lutte entre le bien et le mal, souvent médiévalisme.
Exemples : Le Seigneur des Anneaux, Game of Thrones, The Witcher, Dune (bien que ce dernier soit plus SF).
Dans cet article, nous allons évoquer presque exclusivement :
- Des contes de fées (Blanche-Neige, Cendrillon, La Belle au bois dormant)
- Des mythes et légendes (Hercule, Sinbad)
- Des films théâtraux, colorés, musicaux, ancrés dans une esthétique enchantée
Ce qu’est devenu le genre conte de fées
L’appel à la magie noire
Qu’est-ce qui est arrivé au genre conte de fées ? Si vous êtes actif sur les réseaux sociaux, vous avez probablement croisé un certain type de vidéos générées par l’IA, avec un éclairage doux, des décors mystiques, une musique inquiétante, des personnages d’une beauté surnaturelle, et une ambiance qui semble tout droit sortie d’un rêve… ou d’un cauchemar.
Ces vidéos, souvent qualifiées de dark fantasy, ne sont pas qu’une simple tendance TikTok. Elles révèlent un sentiment grandissant que Hollywood n’a toujours pas compris : le public a désespérément besoin de vraie magie au cinéma.
Historiquement, pendant les périodes de crise, les salles de cinéma ont servi d’échappatoire essentielle. Elles nous ont presque fait traverser la Grande Dépression. Aujourd’hui plus que jamais, les gens ont besoin d’histoires capables de leur faire oublier leurs soucis.
Comme tous les aspects de la culture populaire, l’industrie du cinéma est profondément influencée par le monde qui l’entoure. Les genres montent et tombent en popularité selon le climat social et politique. La fantasy ne fait pas exception.
Une brève histoire du conte de fées au cinéma
Les débuts hésitants
Hollywood a flirté avec le fantastique depuis les origines du cinéma. Mais à cause des limites technologiques de l’époque, le genre n’a jamais pu rivaliser avec les films d’aventure ou les comédies romantiques en termes de popularité.
Dans les années 1930, les films mettant en scène des créatures monstrueuses comme Dracula, King Kong ou Frankenstein ont connu un grand succès, marquant une acceptation croissante de ce type de récits. Pourtant, en raison de la Grande Dépression, le fantasy léger est resté rare jusqu’à la fin de la décennie.
Deux des premiers exemples marquants furent Blanche-Neige et les Sept Nains (1937) et Le Magicien d’Oz (1939), qui devinrent parmi les films les plus populaires et influents de tous les temps. Mais en raison de leurs coûts de production très élevés, les studios n’étaient pas pleinement convaincus par le potentiel du genre.
L’âge d’or coloré
Les années 1940 ont commencé en fanfare avec Le Voleur de Bagdad et Fantasia. Grâce à leurs visuels époustouflants et leur esthétique surréaliste, ces films ont établi une association durable entre la magie et la couleur.
Malgré une demande évidente, la Seconde Guerre mondiale a brusquement freiné le développement du genre. Le procédé couleur était jugé trop coûteux, et le thème jugé inapproprié dans le climat politique de l’époque. Cela a favorisé l’essor du film noir en noir et blanc, qui correspondait mieux à l’état d’esprit cynique né de la guerre.
Après la guerre, les films fantasy ont été relancés comme célébration de la fin des temps sombres. Tout au long des années 1950 et 1960, Hollywood a produit une série de films inspirés de mythes antiques, de contes folkloriques, de légendes et de contes de fées :
- Sinbad le Marin
- Les Contes d’Hoffmann
- Darby O’Gill et les Petits Hommes
- Les Mille et Une Nuits
- Hercule
- Le Soulier de verre
- Le Monde merveilleux des frères Grimm
- La Belle au bois dormant
Même Shirley Temple, célèbre actrice enfant, a animé une série télévisée populaire centrée sur différents contes de fées, prouvant que l’engouement du public américain pour ces récits n’était pas passager.
Le merveilleux pendant la Guerre froide
Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et l’URSS se sont lancés dans une lutte idéologique : la Guerre froide. Cette division a séparé le monde en deux blocs — occidental et oriental — avec, dans ce dernier, des restrictions strictes imposées par la censure communiste.
Les films étrangers étaient souvent interdits, ce qui a provoqué un regain d’intérêt pour les contes traditionnels. Les films fantasy de l’Est intégraient souvent un message communiste : un méchant égoïste et cupide rendait la vie des autres misérable, avant d’être vaincu par un héros altruiste, profondément attaché à sa patrie et à sa famille.

Parmi ces œuvres figuraient :
- La Princesse à l’étoile d’or
- Le Conte de Sar Sultan
- Il était une fois un roi
- Blanche-Neige et Rose-Rouge
- Le Royaume dans les nuages
- Père Givre
À cette époque, les films du genre « merveilleux » dans les deux blocs partageaient une esthétique commune : décors colorés, costumes élaborés, protagonistes angéliques et numéros musicaux entraînants, créant une ambiance globalement magique.
Ils reprenaient aussi les codes classiques du genre : chevaliers en armure, belles-mères méchantes, rois stupides, transformations animales, jeunes filles belles mais maltraitées, et entités magiques moralement ambiguës déclenchant l’intrigue.
L’impact du Code Hays
Jusque dans les années 1960, le Code Hays dictait strictement ce qui pouvait être montré à l’écran à Hollywood. Tout — scénario, acteurs, images — devait respecter ces règles. Cela explique la popularité des comédies romantiques et des comédies musicales, genres quasi garantis d’être approuvés par la censure.
Le merveilleux dans les décennies suivantes
Les années 1970 : déclin à Hollywood, résurgence en Europe
L’abolition du Code Hays dans les années 1970 a permis aux cinéastes de prendre plus de risques. Contrairement au faste des décennies précédentes, les films sont devenus plus sombres et pessimistes, influencés par la guerre du Vietnam.
Le style théâtral d’Hollywood (numéros musicaux, Technicolor, accents transatlantiques) était désormais perçu comme démodé. Le genre fantasy a donc été mis de côté au profit des drames familiaux, des thrillers policiers et de l’horreur sanglante.
En Europe, en revanche, le fantastique continué à prospérer. La tourmente politique des années 1970 a poussé les gens à rêver d’un temps plus simple. De nombreux réalisateurs se sont tournés vers les contes de leur enfance :
- Peau d’Âne
- La Belle et la Bête
- Trois Vœux pour Cendrillon
- Les Aventures de Pinocchio, s’inspirant visuellement des décennies antérieures.
Dans les pays de l’Est, où plusieurs soulèvements contre le contrôle soviétique avaient échoué, les films fantasy contenaient moins de propagande communiste qu’auparavant, reflétant un mécontentement croissant et l’espoir d’un « ils vécurent heureux » futur.
L’explosion des années 1980
La bande dessinée Conan le Barbare a gagné en popularité tout au long des années 1970. Dans les années 1980, de nombreux dérivés sont apparus, comme Le Premier Royaume, Dagar l’Invincible, Beowulf Dragon Slayer, Warlord ou Claw the Unconquered. Parallèlement, Donjons et Dragons attirait un large public, et Le Seigneur des Anneaux restait populaire.
Ces éléments ont convaincu Hollywood de relancer le genre. Les années 1980, marquées par l’excès, ont transformé le cinéma en spectacle : décors plus grands, stars plus célèbres, action plus intense. Parmi les premiers films fantasy de cette ère :
- Hawk the Slayer (1980)
- puis en 1981 Dragon Slayer
- L’Archer
- Excalibur
- et La Colère de Titans.
Leur succès commercial et critique a jeté les bases du fantasy des années 1980. En 1982, L’Épée et le Sorcier et Conan le Barbare ont triomphé au box-office, poussant Hollywood à investir massivement dans le genre. Le sous-genre « épée et sorcellerie » est devenu particulièrement populaire.
Ces films suivaient généralement un guerrier moralement ambigu, dont la force physique était la seule arme. Accompagné d’une petite équipe, il partait en quête de vengeance contre un méchant doté de pouvoirs magiques. Le héros était souvent un homme hyper-masculin, tandis que les personnages féminins n’étaient que des figurantes à peine vêtues.
Visuellement, ces films rappelaient davantage la culture rock et le catch des années 1980 que le fantasy classique : biceps huilés, spandex brillant et combats surjoués. Parmi les exemples notables :
- Beastmaster
- Red Sonja
- Les Maîtres de l’Univers
- Conquest
- Hercule
- Heavy Metal
- Deathstalker
- The Warrior and the Sorceress
- At the Fighting Eagle
Malgré un intérêt initial, le sous-genre a vite acquis une mauvaise réputation à cause de ses dialogues exagérés, de ses intrigues répétitives et de ses budgets apparemment faibles. Il a disparu à la fin de la décennie.
Le fantastique merveilleux traditionnel des années 1980
En parallèle, des films plus classiques ont marqué les esprits : *L’Histoire sans fin*, *Legend*, *Princess Bride*, *Labyrinth*, *Willow*, *Sword of the Valiant*, *Le Cristal noir* et *Ladyhawke*.
Leurs intrigues tournaient autour de princesses en détresse, de créatures mythiques, de héros courageux, d’adolescents anxieux, de quêtes épiques et de luttes entre le bien et le mal. Ils mêlaient couleurs vives, décors somptueux et une touche de noirceur : marécages boueux, rats géants, méchants terrifiants.

Bien que fantastiques, leurs univers étaient souvent ancrés dans des périodes historiques vagues (âge de pierre, Grèce antique, Moyen Âge) qui fascinaient le public depuis des siècles. Ils combinaient effets pratiques et effets visuels expérimentaux, créant une esthétique à la fois artificielle, étrange, mais aussi belle et envoûtante.
Cette tendance sombre s’est même manifestée en animation avec *Le Noir Caudron*, *Le Secret de NIMH*, *La Dernière Licorne*, *Happily Ever After* et *Le Vol des Dragons*. Malheureusement, beaucoup ont échoué commercialement, probablement à cause de l’idée grandissante que l’animation était réservée aux enfants.
Les années 1990 : retour à la légèreté
C’est pourquoi les films d’animation « conte de fées » des années 1990 (Aladdin, La Belle et la Bête, Hercule, Le Pagemaster, La Princesse au petit pois, Thumbelina) étaient bien plus légers. Pendant longtemps, la fantasy avait adopté une approche théâtrale pour renforcer l’absurdité de ses prémices. Mais les avancées technologiques des années 1990 ont permis de filmer en extérieur, remplaçant l’esthétique stylisée par des décors naturels. Finis les pagnes, les épées étincelantes et les boules de cristal lumineuses.
Alors que l’horreur gothique prospérait (vampires et sorcières devenaient populaires), les dragons, sorciers et fées l’étaient moins. Seuls quelques films comme Dragonheart, Un conte d’horreur et Le Songe d’une nuit d’été parvenaient encore à paraître magiques.
Le public jeune restait une exception, avec des films comme:
- Hook
- Un vœu très simple
- Magic in the Mirror
- Fairy Tale
- Les Aventures de Pinocchio
- Cendrillon
- Magic Island
- et Leap and Leprechauns, qui conservaient les couleurs vives et l’imagerie ludique qui avaient fait le succès du genre.
Contrairement aux films antérieurs, centrés sur des adultes, ces œuvres mettaient en avant des enfants comme protagonistes, renforçant involontairement l’idée que la fantasy était un genre juvénile.
Un progrès notable par rapport aux années 1980 : avec la montée du féminisme de troisième vague, les personnages féminins n’étaient plus de simples accessoires sexy, mais pouvaient être héroïnes ou antagonistes à part entière. Pensons à Matilda, Merlin, Anastasia ou Xena, la guerrière, bien loin des « pin-up » de l’épée et sorcellerie.
Ce virage féministe ne rejetait pas les personnages masculins, mais donnait à tous des forces et des faiblesses réalistes.
L’âge d’or moderne
Les années 2000 : l’apogée du merveilleux
Dans les années 2000, le genre a explosé, porté par le succès des sagas Harry Potter et Le Seigneur des Anneaux. Le fantasy familial était roi, rapportant des milliards. Les studios veillaient à inclure de l’action pour les pères, du romantisme pour les mères et de la magie pour les enfants.
Grâce aux salons du livre scolaires, toute une génération d’enfants était devenue avide de lecture. Hollywood s’est empressé d’adapter des romans fantasy populaires :
- *Chroniques de Spiderwick*,
- *Inkheart*,
- *Arthur et les Minimoys*,
- *Les Chroniques de Narnia*,
- *Eragon*,
- *La Boussole d’or*,
- *Mary Poppins*,
- *Peter Pan*
- *Ella enchantée*.
Certains ont mieux réussi que d’autres. Des œuvres plus sombres destinées aux adultes sont aussi sorties :
- *Les Frères Grimm*
- *The Fall*
- *L’Imaginarium du docteur Parnassus*
- *Stardust*
- *Le Labyrinthe de Pan*, librement inspirées de légendes et de contes traditionnels.
Hollywood disposait alors d’un budget quasi illimité. Si la CGI devenait plus présente, les équipes s’amusaient encore avec maquillages, effets pratiques et décors en studio.
Même sans reprendre l’esthétique des années 1950 ou 1980, les films des années 2000 ont su recapturer la magie et la fantaisie qui font l’âme du genre.
Les années 2010 : action, YA et excès de CGI
Avec la domination du genre super-héros, l’action-aventure est devenue incontournable dans le fantasy des années 2010. Des films comme *Alice au pays des merveilles*, *Hansel et Gretel : Witch Hunters*, *Maléfique*, *Pan*, *Casse-Noisette et les Quatre Royaumes* ou *Jack le chasseur de géants* ont mis l’accent sur les combats plutôt que sur la fable originale.
Par ailleurs, la popularité de la littérature young adult (notamment *Hunger Games* et *Twilight*) a fait entrer ses codes dans le fantasy. Des films comme *Le Petit Chaperon rouge*, *Blanche-Neige et le Chasseur*, *Percy Jackson*, *The Mortal Instruments* ou *Belles Créatures* incarnent ce sous-genre, avec ses triangles amoureux, secrets familiaux, héros élu et angoisses adolescentes.

Le succès était indéniable, mais rétrospectivement, il est clair qu’Hollywood surfait sur une mode.
À cette époque, la CGI a presque entièrement remplacé les effets pratiques. Résultat : beaucoup de films semblaient surproduits, avec un vernis lisse qui flirtait avec la vallée inquiétante. Rien ne l’illustre mieux que la comparaison entre *La Colère de Titans* (1981) et son remake de 2010, ou entre *Le Magicien d’Oz* (1939) et *Oz le grand et puissant* (2013). On sent clairement les acteurs devant un fond vert, interagissant avec des éléments invisibles.
Les années 2020 : empowerment superficiel et remakes décevants
Le féminisme de quatrième vague a profondément marqué les personnages féminins des années 2010 et 2020, avec un accent mis sur l’autonomie et l’émancipation. En théorie, rien à redire. En pratique, cela a souvent donné lieu à des personnages performatifs.
Plutôt que de créer des héroïnes nuancées, comme dans les années 1990, le genre s’est retrouvé envahi de « girl bosses » génériques. Regardez les protagonistes de *Cursed*, *The Princess* ou *Damsel* : personnalités similaires, apparence quasi identique.
Pire encore, la majorité des films fantasy récents ne sont que des remakes en prise de vue réelle de films d’animation bien supérieurs. Et malgré leurs échecs critiques et commerciaux répétés, les studios continuent à les produire.
Pourquoi le public réclame un retour de la dark fantasy
Certes, face aux guerres commerciales, au réchauffement climatique et aux nombreuses crises mondiales, le cinéma peut sembler secondaire. Pourtant, comme l’histoire l’a montré à maintes reprises, la fantasy est bien plus qu’un divertissement. C’est un moyen d’imaginer un avenir meilleur, peut-être même un peu magique.
C’est précisément ce qui attire tant de gens vers ces vidéos dark fantasy générées par IA. Visuellement, elles s’inspirent fortement de l’esthétique des années 1950 et 1980 : éclairages romantiques, créatures étranges, paysages oniriques. Mais elles y ajoutent une nuance plus sombre, plus sinistre, parfaitement en phase avec la réalité relativement morose que nous traversons.
La popularité de ces vidéos prouve qu’il existe toujours un appétit pour des récits fantasy. Alors pourquoi Hollywood n’en produit-il plus de cette qualité ? Qu’est-il arrivé à la créativité ?
Au lieu de continuer sur la voie des blockbusters désaturés, surchargés de CGI et sans âme, j’aimerais voir un retour à quelque chose de plus théâtral, de plus magique. Et ne dites pas que c’est impossible. *The Love Witch*, sorti en 2016, tromperait n’importe qui en lui faisant croire qu’il date des années 1960.
Il existe des centaines de légendes du monde entier qui n’ont jamais été adaptées au cinéma. Pourquoi ne pas les explorer ? Et si Disney pense avoir un monopole sur les contes de fées, qu’il sache qu’après tant d’efforts médiocres, on préférerait voir d’autres studios s’y essayer.
En attendant, je continuerai à espérer le retour de la magie au cinéma. Parce que, franchement, on en a tous besoin.
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